Enquête

Bibliothécaires : un quotidien sous le signe de la violence?

La bibliothèque parisienne Colette Vivier

Bibliothécaires : un quotidien sous le signe de la violence?

Depuis plusieurs mois, les équipes des bibliothèques Colette-Vivier et Edmond-Rostand sont les cibles d'injures et de menaces répétées. Une situation qui pose la question de la violence dirigée contre les agents dans les établissements de lecture publique. Enquête.

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Par Mylène Moulin
Créé le 04.10.2020 à 14h14

Menaces taguées sur les murs et la boite aux lettres, insultes sexistes par téléphone ou à l'interphone. Depuis mars, l'équipe de la bibliothèque Colette Vivier à Paris est la cible d'injures répétées. Le rythme s'est acceléré au cours du mois de septembre. "De plus en plus violentes, ces insultes sont aujourd’hui devenues des menaces physiques", explique à Livres Hebdo Isabelle Plet, sa directrice, directement visée par certaines insultes. Face à cette situation, l’équipe de la Bibliothèque a décidé le 22 septembre d’exercer son droit de retrait, en raison d'un danger grave et imminent. Une action coup de poing qui a interpellé Karen Taiëb, l’adjointe d’Anne Hidalgo en charge du patrimoine et présidente du Comité Hygiène et Sécurité de la Direction des affaires culturelles (DAC) de la Ville de Paris. La direction de la protection et de la sécurité (DPSP), chargée de la sécurité à Paris et des bâtiments municipaux, a été saisie. Du côté de la mairie du 17e, l'affaire est prise au sérieux, d'autant que depuis fin août un autre établissement de l'arrondissement, la médiathèque Edmond Rostand, est victime du même harceleur.

Mesures insuffisantes

A Colette Vivier, la police municipale et nationale s'est déplacée pour discuter avec l'équipe et un vigile est posté sur les lieux pendant les horaires d'ouverture. La direction de la bibliothèque a porté plainte et demandé l'enregistrement d'un complément au dépot de plainte. Des mesures pourtant insuffisantes pour Bertrand Pieri, délégué CGT à la Direction des affaires culturelles pour qui "il est urgent que la Ville de Paris prenne position publiquement et communique sur les moyens mis en oeuvre pour soutenir ces bibliothèques".

Du côté des bibliothécaires du 17e, la tension est palpable. "Jusqu’à ce que nous exercions notre droit de retrait, tout le monde nous soutenait moralement mais personne ne réagissait concrètement. C’est grâce à ce moyen d’action que nous avons pu faire avancer les choses", rappelle Isabelle Plet, qui se demande s’il y a un lien entre ses récents troubles du sommeil et les insultes répétées qu’elle a subies. Dans l'équipe, l'incompréhension règne. Cette bibliothèque de quartier, spécialisée en jeunesse, est un établissement paisible, sans échauffourées. "De façon globale, nous enregistrons très peu de conflits d'usagers et les relations avec le public sont sereines", raconte Isabelle Plet. Pour l'équipe comme pour la police, il s'agit là de l'action d'un individu visiblement dérangé. 

La violence ordinaire

Ces évènements, bien qu'isolés, rappellent combien les bibliothécaires sont exposés quotidiennement à diverses formes de violence. En 2018, le personnel de la bibliothèque Václav Havel, dans le 18e arrondissement de Paris dénonçait un quotidien fait de vols, crachats, insultes et agressions physiques. Fin 2019, la médiathèque Aragon de Choisy-le-Roi avait fermé ses portes suite à des insultes répétées contre le personnel. En avril dernier, en plein confinement, la médiathèque Aimé Césaire de Villiers-Le-Bel, construite après l'incendie de la bibliothèque Louis-Jouvet à la Cerisaie pendant les émeutes de 2007, était vandalisée et saccagée. Des cas extrêmes mais qui ne touchent pas que les métropoles. En 2019, dans le Jura, à Coteaux du Lizon, le maire avait déposé trois plaintes suite à des incivilités perpétrées par des jeunes gens dans plusieurs établissements du village dont la médiathèque. 

Pour Sandra Jarry, auteure de Violence et incivilité des usagers en bibliothèque municipale : perceptions, causes, solutions (Enssib), les violences y sont principalement associées à deux types d’usagers : les jeunes et les publics dits "difficiles " (personnes en difficultés psychologiques ou mentales, personnes droguées, publics errants et sans domicile fixe). Une typologie qu'on retrouve dans les petites comme dans les grosses structures et qui varie selon les territoires. "Il y a les petites violences ordinaires : pas de bonjour, ni de merci, des remarques acerbes, des reproches ou des "petites" insultes", raconte Julie, bibliothécaire municipale dans une ville moyenne du sud-ouest de la France. Injures, propos désagréables, intimidations verbales ou menaces touchent d’abord les personnels, en première ligne. 

Vigiles ou médiateurs?

Comment faire face à cette violence devenue parfois le lot quotidien du métier de bibliothécaire? "On a de temps en temps des cinglés qui sont violents en bibliothèque et il faut savoir évaluer jusqu'où on peut gérer la situation et à partir d'où il faut faire intervenir la police municipale", raconte Michel, bibliothécaire. Dans le nord-ouest, Charles, directeur de la médiathèque d'une petite ville de 20000 habitants a fait temporairement appel l'an dernier à un vigile pour prêter main forte aux équipes. Pour lui, l'ouverture de la bibliothèque aux problématiques sociales a apporté son lot de déconvenues. "Chez nous on est loin des situations extrêmes rencontrées par les bibliothécaires dans certains quartiers politiques, mais nous avons parfois des incivilités. L'accès gratuit au wifi cause régulièrement des situations sensibles et on doit prendre des mesures", raconte le bibliothécaire. Exclusion temporaire, rappel des règles, travail conjoint avec les éducateurs socio-éducatifs. Indispensable dans certains cas, la répression s'accompagne toujours d'un travail de gestion de conflits parfois difficile à soutenir pour les agents. "Les bibliothécaires ne sont pas armés pour cela. La médiation culturelle on connait, mais la médiation sociale, qui s'en occupe? Nous ne sommes pas spécialement préparés à des situations de violence. Un des grands débats de la profession aujourd'hui : la sécurité, on la gère ou on la sous-traite? Comment on l'intègre au projet d'établissement", analyse Bertrand Pieri. Une question clef, qui sera débattue pendant le prochain congrès de l'ABF lors d'une table ronde sur le sujet.

Impact psychologique

Majoritairement ciblées, les femmes sont victimes d'insultes à caractère sexiste et/ou misogyne. Pour Isabelle Plet, il faut avoir la peau dure pour être une fonctionnaire. "On est parfois pris à partie. Lorsque je travaillais en banlieue parisienne, je me suis fait gifler un jour par une maman", se souvient-elle. L'impact psychologique de ce genre d'agression est là et peut mettre à mal des vocations: dans le nord de la France, Annie, bibliothécaire municipale, est tombée dans la dépression après une série d'agressions verbales. Traitée à plusieurs reprises "de vieille pétasse payée à rien foutre", elle n'a plus foi en son métier et pense à se reconvertir, loin de l'accueil du public. Son cas, comme beaucoup d'autres, pose la question de l'accompagnement post-agression. "Le soutien de la hiérarchie est fondamental", reconnait Bertrand Pieri, qui officie au sein de la bibliothèque André Malraux dans le 6e arrondissement.

A Paris, le SAM (Service d'accompagnement et de médiation) offre une oreille anonyme aux agents qui en éprouvent le besoin. Une solution "un peu légère" pour certains cas d'agressions lourdes. Dans la Fonction Publique, consulter un psychologue du travail s'apparente souvent à un parcours du combattant : dans un premier temps, les collectivités doivent favoriser le dialogue avec leurs agents. Si aucune solution n'est trouvée, ces derniers pourront solliciter les psychologues du CDG de leur circonscription pour obtenir une entrevue avec un spécialiste. A Colette Vivier, où la situation dure de puis des mois, Isabelle Pieri a proposé à ses collègues de mettre en place une action collective de soutien psychologique. Histoire de traverser la tempête ensemble, en attendant que ça se calme. 

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