Dans son roman Le fellah, paru en 1869, l’année même de l’inauguration du canal de Suez, le bien injustement oublié Edmond About énonçait ainsi le bilan de l’entreprise : "la plus grande dépense a été pour l’Egypte, la plus grande gloire pour la France, le plus grand profit pour l’Angleterre". On ne saurait mieux dire. C’est l’Egypte de Saïd Pacha, l’ami de Ferdinand de Lesseps, puis du khédive Ismaïl Pacha, l’ordonnateur de l’inauguration, qui, quoique province vassale de l’Empire ottoman, s’est lancée dans le percement du canal. Un projet né dès 1833, mais qui s’inscrivait dans une longue tradition.
Dans l’Antiquité, l’ouvrage avait déjà existé, creusé sous le pharaon mythique Sésostris, puis entretenu par Darius Ier, Ptolémée II Philadelphe, Trajan. Il avait fonctionné jusqu’au VIIIe siècle de notre ère, alors ensablé puis comblé. Il avait fait rêver Colbert, puis Bonaparte, et les saint-simoniens de Prosper Enfantin, supplanté par Lesseps, ancien consul de France à Alexandrie reconverti en entrepreneur et homme d’affaires. L’idée de relier à nouveau deux mers, Méditerranée et Rouge, et trois continents, Europe, Asie, Afrique, avait de quoi enthousiasmer les esprits du XIXe siècle.
En dépit de nombreuses réticences, des Ottomans, des Anglais qui craignaient pour leur route des Indes, de l’opinion publique internationale sensibilisée aux terribles conditions de travail des ouvriers qui menèrent à bien ce chantier pharaonique, et de certaines élites égyptiennes mêmes, qui redoutaient à juste titre que les grandes puissances coloniales (Angleterre et France) s’approprient le canal, le 17 novembre 1869, en grande pompe et en présence de nombre de têtes couronnées, dont l’impératrice Eugénie, femme de Napoléon III, l’ouvrage est inauguré. Il connaîtra, jusqu’à nos jours, une histoire plutôt mouvementée : récupéré par les Anglais en 1875 et devenu prétexte à occuper militairement le pays, nationalisé par Nasser en 1956, faisant fi de l’expédition militaire franco-anglo-israélienne torpillée par les Américains et les Russes, enfin doublé d’un second tronçon (partiel) inauguré en 2015 par le président Al-Sissi, le nouveau raïs égyptien.
Tout cela est raconté par les spécialistes, français et égyptiens, dans cet album richement illustré, qui sert de catalogue à l’exposition présentée à l’Ima à Paris (du 28 mars au 5 août 2018), puis à Marseille et au Caire. J.-C. P.