Romancier et poète, Lyonel Trouillot donne écho depuis des décennies à la colère et aux rêves du peuple haïtien. Un peu comme "Capitaine", le vieil héros de son roman, mémoire du quartier désolé du Morne Dédé, à Port-au-Prince, chez qui débarque une jeune fille blanche, apprentie journaliste, fille d’un riche entrepreneur. C’est elle, jamais sortie de l’entre-soi familial de la grande bourgeoisie, qui raconte leur rencontre. Comment, en écoutant le vieux témoin, elle a découvert une réalité inconnue: le passé tragique et le présent de misère des habitants de cette colline, autrefois "quartier de bonnes gens de la moyenne" et vivier d’opposants sous la dictature. Devant sa jeune interlocutrice, l’ancien professeur d’arts martiaux se souvient des disparus de sa jeunesse et de leur vie violente. Son récit est entrecoupé par "sa litanie du fantôme", "un presque cri" adressé à une femme mystérieuse qui l’a abandonné.
Lyonel Trouillot tisse ensemble l’histoire des morts ressuscités par le récit de Capitaine, le douloureux soliloque de cet homme trahi dans lequel l’intervieweuse entend "une défaite et une révolte. Les deux en même temps", et la prise de conscience d’une jeune privilégiée dont le monde de possessions et les convictions vont être profondément ébranlés. "Les mots, c’est l’affaire de Capitaine, des gens qui ont dans la mémoire d’autres histoires que les leurs, qui font du conte un bien commun afin que les douleurs, les échecs et les espérances demeurent encore vivants quand leurs porteurs ne le sont plus." L’auteur de Kannjawou (Actes Sud, 2016) honore de sa belle langue cette mission d’intérêt public. V. R.