Pour se rencontrer, il faut être au moins deux. Mais rien ne nous dit que cette entrevue se fait à parts égales. Bien au contraire. C’est même dans cette distorsion que se construit cette relation au fil du temps. Avec une érudition stupéfiante, Sanjay Subrahmanyam raconte la manière dont l’Europe a vu l’Inde depuis l’arrivée de Vasco de Gama à la fin du XVe siècle jusqu’à la consolidation de la domination commerciale et politique par la Compagnie anglaise des Indes orientales à la fin du XVIIIe siècle.
Dans ce livre dont le titre résonne comme celui d’un tableau allégorique de style pompier, ce professeur au Collège de France et à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) fournit de nombreuses citations de voyageurs français, portugais, néerlandais, anglais, et dresse les portraits de ceux qui ont contribué à façonner cette histoire culturelle de l’Inde de 1500 à 1800. Durant ces trois siècles "de dialogues intermittents et de perceptions asymétriques", des malentendus se sont installés à propos de la religion du côté européen et des comportements du côté indien. Dans les chroniques persanes et arabes de cette Inde moghole, ces "Francs" sont vus comme "un peuple violent incliné aux actes sournois et à la chicanerie afin de promouvoir ses propres intérêts".
Les Européens, même si ce terme n’a pas de sens pour les Indiens, ne perçoivent pas les subtilités de cette civilisation et de ce qu’ils nomment "la religion des gentils" d’où émerge le mot "caste". Dans ce livre chronologique, ce pionnier de l’histoire connectée - connected history - donne la priorité au contexte pour saisir la substance de ces relations et de ces formes de connaissance qui ont beaucoup évolué de la Renaissance aux Lumières.
La manière dont une culture est appréhendée accompagne cette culture au point d’en faire partie. Voilà pourquoi il est vain et sans doute dangereux, nous dit Subrahmanyam, de vouloir extirper cette part de l’autre dans soi pour en faire surgir quelque chose qui serait un "moi" originel. Sur ce corps de l’Inde, il est bien plus instructif de comprendre les aléas et les incompréhensions de ces rencontres. Ainsi, cet ouvrage savant invite, au-delà de l’Inde, à reconsidérer les interprétations postcoloniales des visions européennes du monde. L. L.