En attendant la décrue. Salömon et son ami Boris sont des scaphandriers aguerris. Sur leur chaloupe, ils sillonnent les eaux qui ont englouti leur cité, réduite à des îlots à la suite d'un débordement du lac Léman dix ans plus tôt. Quand ils repèrent un bâtiment ancien qui gît à des dizaines de mètres de fond, ils plongent pour récupérer des objets précieux, des photos, parfois un toit d'abribus ou une enseigne de bar-tabac, toutes traces du monde d'avant qui seront ensuite exposées dans un musée. Il s'agit de se souvenir de ce qui a été perdu, mais aussi de poser les bases d'une reconstruction. Colombe, une ingénieure devenue « présidente des territoires », travaille à l'édification d'une nouvelle société tout en organisant la survie. On se consacre au fumage du poisson, les anciennes cages à chèvres ou à moutons sont remplies de truites et d'écrevisses, et certaines îles servent de décharges. Mais de dangereux silures règnent sous les eaux, tels des monstres qui incarnent l'âme damnée des habitants. Parfois, ces poissons de deux mètres tuent et avalent des enfants. Quand l'un d'eux s'échoue, la population s'acharne alors cruellement contre son corps flasque. Les jours se succèdent suivant une routine morne et souvent inquiétante, mais quand les filles de Colombe s'échappent sur un bateau qui les entraîne vers un territoire inexploré, on se demande si elles n'ont pas enfin trouvé une nouvelle terre promise, où se seraient réfugiés ceux qui espèrent encore échapper aux eaux de la ville engloutie.
En attendant, Colombe anime de grands ateliers collectifs cérémoniels, où l'on évoque - invoque ? - la Terre, les rues pavées, le joueur d'orgue de barbarie avec son chat, les courses de trottinette, tout en ébauchant les formes de la future « ville sèche » dont on rêve. Colombe tente de fédérer toute la communauté autour de ce qu'elle nomme le « récit-corail » : l'avenir se construit d'abord avec des mots, et c'est en s'arrimant à ce récit en train de naître qu'on évite le naufrage ultime. Boris, lui, se met à dessiner pour réinventer des paysages, et il représente inlassablement des squares, des centres commerciaux, des panneaux de signalisation, des skateparks ou des toboggans...
Le jour des silures est un très original et contemplatif roman sur l'espoir, sur la faculté de créer une mémoire collective et d'édifier un nouveau monde malgré la perte et le deuil. Il s'apparenterait davantage à une chronique du quotidien, presque à une ode mélancolique aux horizons de demain, qu'à une fiction d'aventures entièrement focalisée sur une incidence. Autre singularité de ce bref roman ? Il est né du talent de quatre auteurs et autrices rodés à l'écriture collective, dans le cadre d'ateliers destinés à repenser l'urbanisme qui se sont tenus dans un quartier populaire de Genève. Le quatuor a réussi à échapper au carcan de l'expérimentation pour trouver la forme d'une remarquable œuvre poétique, au fil de laquelle la fin du monde devient, contre toute attente, un formidable vivier d'idées neuves et d'espérance.
Le jour des silures
Zoé
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 15 € ; 192 p.
ISBN: 9782889072620