A Washington, en 1964, lors d'une manifestation contre la guerre du Viêt Nam, Bob Dylan chante une ballade intitulée Jorn's Wildflowers (Les fleurs sauvages de Jorn) : "They say Jorn's wild flowers have died/but I saw Greystone in a dream last night..." ("On dit que les fleurs sauvages de Jorn sont mortes/mais moi j'ai vu Greystone en rêve la nuit dernière"). Jorn, c'est Jorn de Précy, né à Reykjavik en 1837 et mort en Angleterre en 1916 ; quant à Greystone, il s'agit du jardin-manifeste du gentleman islandais, cette réalisation végétale sise dans l'Oxfordshire, et dont le tracé des allées et les cèdres vénérables sont à ce jour les seuls témoins d'une gloire ancienne. Lorsque l'impressionniste Monet le visita en 1906, il en fut ébloui. En 1956, le domaine fut acheté et reconverti en hôtel de luxe. Greystone, rendu à l'état de jungle depuis la disparition, trente ans auparavant, du fidèle jardinier de Jorn de Précy, avait bien mérité son appellation de "jardin perdu", titre du traité de jardinage de De Précy publié à compte d'auteur en 1912... Mais ce n'était qu'un mauvais jeu de mots du sort. Le jardin perdu de De Précy est à l'image de l'édénique jardin que le jeune Jorn avait pu admirer dans son enfance. Aussi les principes qui gouvernaient l'utopie jardinière de celui qui se qualifiait lui-même de "jardinier dilettante" n'avaient-ils rien de chaotique. Le jardinier, selon Jorn de Précy, se doit de travailler autant avec les mains que le coeur et l'esprit. "Le jardinage n'est qu'un dialogue ininterrompu avec la terre", prévient l'auteur : qui entend bien jardiner se doit de comprendre l'harmonie de la nature, d'en révéler la beauté sublime en aidant l'oeuvre des saisons. Dans Le jardin perdu, on trouve nombre d'intuitions de la pensée écologique actuelle ainsi qu'une esthétique du jardin "ensauvagé" ou du "jardin planétaire" développée par des paysagistes contemporains comme Gilles Clément.
Cependant, même si on n'aime ni bêcher ni biner, on peut entendre avec plaisir cette voix singulière de la littérature victorienne, fort gracieusement rendue par cette première traduction en français, et apprécier ce texte à la fois précurseur et nostalgique, voire "réactionnaire", c'est-à-dire en réaction contre le positivisme et l'utilitarisme de la Révolution industrielle.