8 février > Histoire France > Fabien Deshayes et Axel Pohn-Weindinger

Un romancier n’aurait pas fait mieux ! Tout commence par un paquet de quatre-vingts lettres vendues dans une brocante parisienne, en 2009. Il s’agit d’une correspondance amoureuse. Il s’appelle Bernard, elle se nomme Aimée. Ils sont tous les deux instituteurs. Il est du Nord. Elle vient de Guadeloupe. Ils se rencontrent, ils se marient. Nous sommes au début des années 1960, à la fin de la guerre d’Algérie.

Fabien Deshayes et Axel Pohn-Weidinger vont mener une enquête méticuleuse. Les deux universitaires ont retrouvé des témoins, interrogé les archives, scruté les journaux et même les bulletins météo pour redonner vie à cette histoire morte. De ce couple de papier ils reconstituent l’existence tragique en ce début des Trente Glorieuses. Et ce qu’ils nous racontent est édifiant.

Le couple est à peine installé dans le 15e arrondissement de la capitale que Bernard est appelé à faire son service militaire. Il vit la guerre en Algérie dont on parle chaque jour sur le terrain, elle en ressent la violence en bas de chez elle, à Paris, lors des attentats de l’OAS et des répressions policières. Le massacre de Charonne s’invite d’ailleurs dans l’échange épistolaire qui n’est plus qu’amoureux. Dans le fracas du temps, il leur faut préserver leur couple et se redire qu’ils s’aiment pour s’en persuader davantage.

"Bernard parti en Algérie, Aimée doit faire face à bien des déboires, entre les critiques souvent racistes qu’elle subit au travail et une santé défaillante." Pour tenir le coup, elle prend des somnifères et attend le retour de Bernard. Sur son piton, dans les montagnes kabyles, il apprend qu’Aimée est enceinte. Il lui reste encore quelques mois à tirer. Il ne verra pas son enfant, ni sa femme. Elle est morte en couches dans une clinique parisienne alors qu’il est affecté à Alger. Les circonstances de son décès ne sont pas claires. Y aurait-il un rapport entre le manque d’assiduité du corps médical et sa couleur de peau ? Les deux auteurs ne tranchent pas, mais les éléments qu’ils fournissent sont troublants.

"Ce qui nous a semblé urgent, c’est de rendre compte de la courte période durant laquelle ce couple a été comme "encastré" dans une histoire qui le dépassait mais qui le touchait très intimement, entre la guerre, le racisme de la société française, le colonialisme, la discipline dans le travail, la transformation des rapports entre les hommes et les femmes à travers l’accouchement."

Bernard se remariera. De cette première vie, il reste ce paquet de lettres tombé entre les mains de ces deux chercheurs audacieux. Pour leur premier livre, c’est un coup de maître. Sur fond de tragédie algérienne s’écrit une tragédie personnelle. Car cette microhistoire rejoint la grande. Ce récit que l’on ne lâche pas n’est pas un énième livre témoignage sur cette guerre qui ne voulait pas dire son nom. C’est un peu plus que cela. Il s’agit d’un couple dans la tourmente, une histoire simple dans un temps compliqué, un amour en guerre, un bout d’histoire de France, une histoire française. L. L.

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