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Au nom de tous les miens

Les enfants comme les adultes sont astreints au travail obligatoire dans les ghettos. Ghetto de Varsovie, 1942. - Photo IPN

Au nom de tous les miens

Le journal complet d’Emanuel Ringelblum s’impose comme un témoignage exceptionnel sur l’histoire et la vie quotidienne du ghetto de Varsovie

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Par Laurent Lemire
Créé le 03.11.2017 à 11h36

Oneg Shabbat, c’est-à-dire "joie du shabbat" en hébreu. On pourrait voir comme une ironie dans le nom du groupe fondé par Emanuel Ringelblum (1900-1944) dans le ghetto de Varsovie, tant le plaisir semble absent de ce quotidien pris dans l’étau de la peur. On aurait tort. Dans Qui écrira notre histoire ? (Grasset, 2011), l’historien américain Samuel D. Kassow a raconté comment cet homme déterminé a préservé la mémoire du ghetto. Elle est là, cette joie, dans ces boîtes de tôle enfouies dans le sous-sol de la rue Nowolipki, dans ces traces de vérité arrachées à la nuit nazie qui voulait tout anéantir jusqu’à l’oubli, dans ce qui subsiste malgré tout. Ces "archives clandestines du ghetto de Varsovie" ont été publiées en deux volumes chez Fayard en 2007. Voici aujourd’hui le journal complet de l’homme qui avait tout saisi : l’ampleur de la catastrophe, les destins assassinés, les vies brisées.

Le 14 décembre 1942, six mois avant l’insurrection du ghetto et sa destruction par les nazis, il note : "Les temps que nous endurons actuellement constituent une tragédie. Nous, les survivants de la communauté juive de Varsovie, ignorons ce que nous réserve le lendemain." Ce futur insaisissable, il le transforme en énergie. Il veut tout noter, tout dire pour tout préserver. Il croit en l’histoire. Il sait qu’il faut raconter cette folie que personne ne voudra croire, il veut de toutes ses forces montrer ce que fut le ghetto parce qu’il ne sait rien de l’après. Il nomme les victimes et les bourreaux, il cite ceux qui ont participé aux massacres, comme la police juive, et ceux qui ont résisté. Il décrit la trahison d’une partie des classes dominantes juives, la solidarité du plus grand nombre et la vivacité de la culture au milieu du chaos. Il note ce qu’il voit, ce qu’on lui rapporte d’autres villes, d’autres pays, et il espère toujours, enfin, que quelque chose se passe.

Ringelblum a compris dès juillet 1942 l’imminence d’une déportation de masse. Dans le ghetto, il rapporte les brimades, les terreurs, les exécutions sommaires. "Une indifférence à la mort, aussi frappante que remarquable, s’est installée" (26 août 1941). On circule au milieu des cadavres, on respire les maladies, on vit dans l’hécatombe. Dans ce pandémonium, les nazis viennent filmer. "Hier, ils ont ordonné à un enfant de courir de l’autre côté en franchissant le portail du ghetto afin d’aller acheter des pommes de terre. Un policier polonais a attrapé l’enfant et levé la main sur lui avec l’intention de le frapper. A cet instant précis, un Allemand s’est précipité qui a saisi le bras du Polonais : on n’a pas le droit de frapper un enfant." Evidemment, quand la caméra de la propagande est partie, l’horreur revient.

Ringelblum n’est pas un historien. C’est un homme qui a vécu l’histoire et qui l’a comprise. Et c’est parce qu’il croyait en cette puissance du témoignage qu’il l’a transformée en mémoire dans ce document exceptionnel, édité de manière exemplaire.               Laurent Lemire

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