La position de l’Association des bibliothécaires de France qui, d’après Livres Hebdo, ne semble pas inciter à l’application du passe sanitaire, est pour le moins étonnante. Certes, toutes ses craintes concernant les modalités pratiques de contrôle et les risques d’incivilités sont recevables. Les pouvoirs publics doivent d’ailleurs en prendre la mesure et mettre en œuvre les solutions adéquates. Mais, l’usage que fait l’ABF des grands principes et, en particulier, de la Charte des bibliothèques est hors de propos. Ni l’ABF ni la Charte ne sont au-dessus des lois de la République et encore moins de la Constitution Française. D’ailleurs, leurs principes fondateurs visent précisément à incarner les valeurs de celles-ci dans l’accès au savoir. Dès lors et comme la République n’est pas une abstraction mais un ensemble d’institutions et de lois, on comprend mal ce peu d'entrain à appliquer la loi.
Cela ne veut pas dire qu’une association professionnelle ne puisse pas critiquer telle ou telle disposition et suggérer des solutions meilleures à ses yeux. C’est même son rôle. Mais c’est aussi son rôle de ne pas mélanger les questions pratiques ou corporatistes et les questions de principe. C’est son rôle et son honneur d’expliquer, simultanément au légitime débat, que la démocratie républicaine et ses instances (l’état de droit) sont trop précieuses pour ne pas en respecter les décisions.
Vivre ensemble
Un article de la Charte est invoqué, qui stipule que personne ne doit être exclu de l’accès aux bibliothèques "du fait de sa situation personnelle". Mais, sauf à n’avoir rien compris à la dynamique indiscriminée de la pandémie, aucun choix "personnel" ne peut être opposé à ce qui relève d’une solidarité et d’un choix collectifs destinés à préserver justement le vivre ensemble et l’accès aux services publics. Qu’on le veuille ou non, continuer à vivre ensemble implique qu’ensemble nous combattions le virus. D’autres solutions que le passe sanitaire seront peut-être un jour trouvées (un traitement par exemple) mais, en attendant, celle-ci fait l’objet d’un consensus des représentants élus de notre démocratie. Ce genre de consensus démocratique est un bien qu’il faut savoir défendre.
C’est évidemment ce que récusent quelques leaders politiques prônant par ailleurs la préférence nationale, attaquant les institutions et censurant quand ils en ont la possibilité les acquisitions en bibliothèque. La liberté individuelle qu’ils évoquent, détachée de toute prise en compte de l’intérêt général, n’est qu’un leurre démagogique.
A l’opposé de ce misérable défaitisme du chacun pour soi et de l’exclusion (de triste mémoire), les bibliothèques ont leur rôle à jouer, un rôle d’information, de culture, de pédagogie. Infiniment multiples sont les sujets de réflexion qui peuvent structurer en ce moment l’offre documentaire, les conseils aux publics, les webmagazines et les autres formes d’action, tant est complexe la dynamique d’une pandémie et son impact sur les sociétés. Aux bibliothécaires de s’en emparer.
Savoir partagé
Dans l’un de ses derniers billets, Claude Poissenot relève avec beaucoup de pertinence le désarroi des bibliothécaires confrontés à l’éloignement physique du public et à la crainte d’un possible retour aux bibliothèques de papa retransformées en simples dépôts de prêt. A l’opposé des prophètes du "monde d’après" (d’un monde régressif et décroissant), il délivre avec justesse un message d’optimisme : la bibliothèque de demain, une fois l’orage passé, redeviendra une entité dynamique, plus que jamais inventée et animée conjointement par les bibliothécaires et leurs publics (comme le projet de loi sur les bibliothèques le recommande d’ailleurs).
Cette bibliothèque retrouvée ne devra pas être seulement un troisième lieu agréable dont on peut se passer à l’occasion, mais une institution porteuse d’une fonction cognitive forte, au service de tous tout au long de la vie. Aussi convient-il sans attendre, en évitant de s’enferrer dans des combats d’arrière-garde, que les bibliothèques mobilisent tous les éléments de réponse possibles aux interrogations du moment. On est même en droit de rêver à une mise en commun de l’expertise d’un maximum de bibliothèques. Au réseau délétère du Covid, les bibliothèques peuvent opposer leur propre réseau d’un savoir partagé qui aiderait à mieux comprendre les mécanismes de la pandémie, à appréhender les conditions institutionnelles d’une solidarité efficace et à se défier des fausses pistes.