Elias Canetti (1905-1994) est un auteur de cette Mitteleuropa si bien décrite par Claudio Magris. S’il a grandi à l’ombre de l’aigle des Habsbourg, il est né dans l’Empire ottoman, à Sofia, dans une famille de juifs séfarades. Pour fuir les persécutions, la famille s’enfuit à Londres. A 6 ans, il apprend l’anglais, le français. A 8 ans, il maîtrise l’allemand, en Autriche, où ses parents s’installent. Ce sera sa langue de pensée, sa langue d’écrivain.
Ce Livre contre la mort, Canetti y pensait sans cesse. Pendant des années, depuis 1942, celui qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1981 a pris des notes. Elles sont toutes réunies dans cet ouvrage qui laisse voir l’œuvre en gestation. Lorsqu’il parle de la mort, son inquiétude rejoint la nôtre. Tout son livre n’est d’ailleurs qu’une suite de petits ou de grands tiraillements à l’égard de la Faucheuse. A la manière d’un chat, il l’aborde comme un territoire qu’il voudrait faire sien. Il marque de pensées, d’aphorismes, de citations reprises de ses ouvrages, cet espace noir qu’il sait ne pouvoir conquérir. Et pourtant, il est le sien aussi. Il sait qu’il y finira comme tous les autres. Sauf que tous les autres n’étaient pas pressés. Ils y furent précipités par l’inconscience des autres et par cette maladie haineuse que fut le nazisme.
Mais Canetti porte sa réflexion bien au-delà de l’histoire. L’auteur de Masse et puissance (Gallimard, 1966, "Tel", 1986), qui s’interrogeait sur les principes de domination, et plus encore peut-être celui d’Auto-da-fé (Gallimard, 1968), roman inclassable où sont convoqués Cervantès, Kafka et Gogol, récit d’un homme emporté avec sa bibliothèque comme une barque dans la tempête, cet écrivain merveilleux discute de la fin comme d’une curieuse histoire à laquelle nous sommes tous conviés. Il se considère d’ailleurs en voie d’extinction. "Les morts se nourrissent de jugements, les vivants d’amour."
Ce Livre contre la mort est un grand livre de vie. Il respire une sagesse discrète, sans forfanterie philosophique, sans démonstration savante. Il avance sereinement vers le but ultime qu’il sait ne pas être le dernier. C’est l’orgueil salutaire des grands écrivains. Après eux, il y a encore quelque chose. D’aucuns nomment cela littérature. D’autres se contentent de les désigner livres. Celui-ci en fait magnifiquement partie. Laurent Lemire